« UNE COMMUNAUTÉ MUSICALE UNIFIÉE A UN SENS À LA FOIS ÉCONOMIQUEMENT ET POLITIQUEMENT » (CARY SHERMAN)
Paris – Publié le mercredi 9 janvier 2019
« Le Music Modernisation Act, pour ce qui concerne les artistes et les labels, règle la question des enregistrements antérieurs à 1972 et indique clairement que les avantages que nous avons obtenus pour les enregistrements postérieurs à 1972 dans le DMCA s’appliqueront également aux enregistrements antérieurs à cette année. L’autre élément important du MMA, bien sûr, est la création d’un système de licence légale pour les droits mécaniques s’appliquant aux œuvres musicales, ce dont nous avions clairement besoin. (…) Nous entrons dans une longue période de mise en œuvre de la loi où le diable sera dans les détails. Ce sera plus difficile que prévu. La bonne nouvelle est que cette loi est passée avec le soutien et la participation réels des services de musique numérique, des éditeurs de musique et des auteurs-compositeurs. Ces groupes vont travailler ensemble pour mettre en place un nouveau collectif chargé d’octroyer des licences de musique (le Mechanical Licensing Collective) et créer une base de données qui remplira les fonctions spécifiées par le MMA », déclare Cary Sherman, PDG de la RIAA jusqu’au 31/12/2018, dans une interview-bilan accordée à News Tank le 09/01/2019.
Celui qui a auparavant occupé les postes de président (2002-2011) et de directeur juridique (1997-2002) de la RIAA évoque par ailleurs l’évolution du paysage de l’industrie musicale, et notamment le passage de six à trois majors. « Lorsque vous aviez six entreprises, si quatre ou cinq étaient d’accord sur un sujet, il était fort probable que la sixième suive le mouvement. Quand vous avez trois entreprises, tout le monde a un droit de veto et c’est beaucoup plus difficile. Au début, tout le monde avait le même modèle commercial, qui consistait essentiellement à créer de la musique enregistrée, à la mettre sur un disque et à la vendre. De nos jours, les choses sont plus complexes et les modèles économiques des entreprises sont tels qu’il existe de multiples façons de conduire vos affaires. Comme tout est plus complexe, le type de questions sur lesquelles les majors peuvent être en désaccord est beaucoup plus important qu’il ne l’était auparavant. Le consensus est donc parfois plus difficile à trouver, car les opinions sont plus divergentes », indique-t-il.
Cary Sherman revient enfin sur les poursuites judiciaires menées par le passé contre Napster, Kazaa et Grokster, puis contre les particuliers téléchargeant illégalement de la musique. « Ces poursuites (contre des particuliers, NDLR) ont généré tellement de presse que cela s’est transformé en tempête. Mais cela nous a permis de bien faire passer le message et de créer les conditions d’une discussion entre parents et enfants sur ce qui était bien et mal en matière d’utilisation d’Internet. Cette conversation nationale a été un tournant dans la manière dont les gens se comportaient sur Internet. À l’époque, nous craignions non seulement de perdre une génération, mais l’ensemble des futurs fans de musique qui ne voudraient plus jamais payer pour de la musique. Tout ceci a fait partie d’un dialogue national sur ce qui était juste, équitable, moral et éthique. Je pense que l’industrie avait pris une décision très difficile, mais c’était une décision nécessaire à l’époque pour défendre les créateurs ».
Cary Sherman revient sur ses 21 ans d’activité au sein de la RIAA pour News Tank Culture.
Le Music Modernisation Act, loi visant à moderniser certains aspects du droit d’auteur et l’octroi de licences aux États-Unis, a été promulgué par le Président Donald Trump, à la Maison Blanche, le 11/10/2018, alors que vous étiez encore en fonction. Pouvez-vous dire « mission accomplie » ?
Mitch Glazier (en poste à la RIAA depuis 2000 et successeur de Cary Sherman à la direction de l’organisation, NDLR) a fait le gros du travail. Il a tout simplement été fabuleux. Le vote du Congrès a parachevé le travail de nombreuses années de collaboration avec l’ensemble de la communauté musicale, pour tenter de parvenir à un consensus sur les questions législatives. Auparavant, chacun développait ses propres stratégies, avec ses propres objectifs, sans se soucier réellement de l’impact que cela aurait sur le reste de l’industrie. Sur ce projet spécifique, nous avons travaillé tous ensemble et la différence est évidente : nous étions unis, nous étions plus forts, et nous avons réussi.
Vous travailliez déjà pour la RIAA en 1998 lorsque le Digital Millennium Copyright Act, autre loi américaine relative au droit d’auteur à l’ère numérique, a été adopté. Quelles sont les principales différences entre les deux lois, ainsi que sur le processus pour y parvenir ?
Pour l’industrie de la musique, cette loi signifiait que nos droits en ligne seraient équivalents à nos droits dans le monde physique. Il n’y avait rien dans la loi sur la mise à jour de la législation relative aux licences des droits mécaniques, ni sur les enregistrements antérieurs à 1972 (la loi américaine ne reconnaissait pas de droits voisins aux interprètes pour les enregistrements antérieurs à 1972, NDLR). Le DMCA confirmait que notre droit de transmission numérique s’appliquait à Internet, ce qui signifiait que nous avions des droits exclusifs que nous pourrions négocier, à l’avenir, avec des services de streaming à la demande tels que Spotify, Apple ou Amazon. Ce qui est devenu la base fondamentale des revenus de l’industrie du disque aux États-Unis.
Quelles sont les avancées issues du MMA ?
Le MMA, pour ce qui concerne les artistes et les labels, règle la question des enregistrements antérieurs à 1972 et indique clairement que les avantages que nous avons obtenus pour les enregistrements postérieurs à 1972 dans le DMCA s’appliqueront également aux enregistrements antérieurs à cette année. L’autre élément important du MMA, bien sûr, est la création d’un système de licence légale pour les droits mécaniques s’appliquant aux œuvres musicales, ce dont nous avions clairement besoin. C’est l’avènement des services de streaming de musique, pour lesquels vous devez attribuer des licences portant sur 30 à 40 millions de titres, qui a mis en exergue les problèmes du système de la licence obligatoire pour les droits mécaniques et la nécessité de disposer d’une licence légale. Le MMA doit régler ce problème, et c’est une avancée très significative.
Les éléments-clés du Music Modernization Act
• Créer une entité de licence unique permettant d’administrer les droits de reproduction mécanique pour l’utilisation d’œuvres musicales par les services de musique en ligne,
• Instituer une désignation aléatoire des juges, lorsqu’il s’agit d’établir les tarifs Ascap et BMI, et permettre aux tribunaux de tenir compte de « tous les éléments pertinents », y compris des taux dont bénéficient les artistes-interprètes pour leurs enregistrements, dans la définition des taux de rémunération applicables aux auteurs et compositeurs,
• Assurer une rémunération aux artistes-interprètes et titulaires de droits sur les enregistrements datant d’avant 1972 (année de l’entrée en vigueur de la loi fédérale américaine sur le « copyright »), lorsque leur musique est diffusée sur des radios numériques,
• Intégrer dans la loi les réalisateurs artistiques (« producers ») et ingénieurs du son impliqués dans les enregistrements, et leur assurer une rémunération au titre de leur contribution à la création de musique.
Que va-t-il se passer désormais avec le MMA ?
Nous entrons dans une longue période de mise en œuvre de la loi où le diable sera dans les détails. Ce sera plus difficile que prévu. La bonne nouvelle est que cette loi est passée avec le soutien et la participation réels des services de musique numérique, des éditeurs de musique et des auteurs-compositeurs. Ces groupes vont travailler ensemble pour mettre en place un nouveau collectif chargé d’octroyer des licences de musique (le Mechanical Licensing Collective) et créer une base de données qui remplira les fonctions spécifiées par le MMA. Nous nous lançons sur ce projet avec la bonne attitude et les bonnes relations, mais le diable se nichera dans les détails sur la façon dont tout cela fonctionnera.
Et cela se fera sans votre implication, car vous venez de quitter vos fonctions à la RIAA.
Ce sera sans moi, en effet, mais j’espère qu’ils accorderont une attention particulière à la nécessité de se coordonner avec les maisons de disques, car c’est nous qui conservons ces informations depuis des années, en payant aux éditeurs leurs droits de reproduction mécanique. Nous avons beaucoup de données, des systèmes qui ont été développés au cours de nombreuses années et il serait risqué de développer des systèmes dans ce nouveau MLC sans tenir compte de la façon dont ils vont interagir avec les systèmes existants dans les maisons de disques. Nous avons proposé aux éditeurs de musique un comité consultatif d’experts en gestion de droits issus de chaque major, afin de partager la meilleure information possible sur les systèmes qu’ils vont développer et leur compatibilité avec les systèmes existants.
N’y a-t-il pas, de votre point de vue, un peu d’amertume dans la mesure où le MMA, qui couvre beaucoup de sujets, ne règle pas l’absence de rémunération équitable lorsque les enregistrements sont diffusés par des radios hertziennes ?
En effet, nous avons dû réfléchir longuement à cette question et il y avait bien entendu des points de vue différents au sein du secteur de la musique enregistrée, sur l’opportunité de se battre pour cela. Mais au final, ce qui comptait, c’était de pousser les réformes qui avaient le plus de chance d’aboutir et de ne pas les retarder. Imaginez ce qu’auraient ressenti les artistes ayant enregistré avant 1972 si nous avions fait passer nos intérêts avant les leurs ? Cela les aurait laissés dans des conditions encore pires que celles dans lesquelles ils se trouvaient. De la même manière, ne pas régler la question des licences pour les droits mécaniques alors que cela créait jusqu’ici toutes sortes de problèmes pour les services de musique en ligne était tout simplement impossible. Tous ces problèmes sont maintenant résolus. Mais cela n’a pas changé notre détermination à travailler avec le reste du secteur pour obtenir des droits sur les diffusions hertziennes. Ce n’était juste pas le bon moment.
Que peut-il se passer maintenant au sujet de ce droit d’exécution publique ? Seriez-vous favorable à des accords négociés avec la National Association of Broadcasters ?
D’un point de vue pragmatique, c’est la voie à suivre. Les radiodiffuseurs sont très puissants sur le plan politique. Ils ont des stations de radio dans toutes les circonscriptions du pays. Ils constituent un lobby très puissant. Ils ont pu bloquer la législation dans ce domaine dès le début, même si nous avons clairement raison sur le fond et tout le monde le sait. Il s’agit donc simplement d’un pouvoir politique et nous devons donc trouver un accord. La bonne nouvelle, c’est que le temps presse, et que les radiodiffuseurs doivent comprendre que leurs entreprises ne vont pas continuer à croître, mais au contraire commencer à décliner, car ils doivent désormais subir la concurrence des services de streaming, qui offrent aux auditeurs un choix beaucoup plus vaste et davantage d’options. Par conséquent, ils ont intérêt à basculer sur le numérique et à changer leurs modèles économiques. S’ils ne le font pas, leurs revenus vont diminuer au fil des années. Et leurs investissements dans l’achat de licences de stations de radio vont être réduits à zéro.
Plus cela leur prendra de temps, plus leur situation serra fragilisée. Ils doivent réaliser que le moment est venu pour eux de trouver un accord qui leur permette de proposer des modèles économiques cohérents qui couvrent à la fois leurs activités analogiques et numériques. C’est pourquoi nous avons des négociations de bonne foi parce qu’ils reconnaissent qu’il est dans l’intérêt de tout le monde de résoudre ce problème sur le plan économique. Le problème est que cela peut leur coûter plus d’argent qu’ils ne sont prêts à payer. Et nous ne sommes pas disposés à sacrifier notre avenir dans le numérique. Il est donc difficile de trouver un taux qui fonctionne pour nous et pour eux. Nous verrons si cela se produit. Mais il y a une véritable dynamique en faveur de négociations à ce stade car ils ont besoin d’ajuster leurs modèles économiques au numérique, et s’ils ne le font pas, leur avenir sera très incertain.
Vous avez étudié le droit à la Harvard Law School. Envisagiez-vous dès le début de travailler dans le domaine du droit de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur ?
Pas du tout, je n’en avais aucune idée. Je m’intéressais aux problèmes liés à la création. Quand j’étais à l’université, j’ai créé un catalogue de chansons que vous pouviez jouer sur votre téléphone à touches. Je suis allé me renseigner pour savoir si je pouvais copier des chansons, et j’ai donc appris quelques rudiments sur la propriété intellectuelle parce que cela m’intéressait. Mais je n’avais jamais vraiment imaginé travailler dans ce secteur juridique.
Que s’est-il passé ensuite ?
En 1974, j’ai rejoint le cabinet d’avocats Arnold & Porter, basé à Washington DC, et on m’a demandé de passer trois semaines à travailler sur un projet de loi qui proposait de créer un droit de d’exécution publique pour les enregistrements sonores sur les radios terrestres… C’est comme cela que j’ai pris part à ce projet, qui est toujours en cours, puis je me suis penché sur des questions liées aux droits mécaniques. Je suis ainsi devenu l’expert en droit d’auteur de mon cabinet d’avocats car personne d’autre n’y connaissait quoi que ce soit. Donc, j’ai hérité des dossiers liés aux droits d’auteur. Ensuite, on m’a confié les dossiers sur les marques déposées, car personne au cabinet ne connaissait la différence entre droit d’auteur et droit des marques. C’est comme cela que je suis devenu juriste spécialisé dans les questions de propriété intellectuelle.
Puis la RIAA est devenue l’un de vos clients.
En fait, la RIAA était mon premier client et a toujours été mon client préféré. J’avais un très bon portefeuille en matière de propriété intellectuelle, avec beaucoup de clients formidables, mais représenter l’industrie de la musique et les maisons de disques était de loin le plus divertissant.
Et un jour, vous recevez un appel d’Hillary Rosen, alors présidente de RIAA.
Oui. La RIAA m’avait déjà demandé à plusieurs reprises de les rejoindre, mais je n’étais pas prêt pour cela. Mais en 1997, j’ai accepté. Jay Berman était le PDG de l’organisation et Hillary la présidente. Je connaissais Jay depuis longtemps et je suis ravi d’avoir pu travailler très étroitement avec lui.
Vous rejoignez la RIAA comme directeur juridique et parmi vos premiers dossiers figurent le DMCA et l’application de la loi de 1995.
En fait, j’ai commencé en mai 1997 et en juin, nous avons été soudainement confrontés à l’activité de sites FTP hébergeant des fichiers MP3 illégaux. À l’époque, c’était quelque chose de totalement nouveau. Nous nous sommes retrouvés face à des nouvelles technologies qui ont très vite offert plus de possibilités en matière de piratage que jamais auparavant. Puis vint le DMCA et la possibilité de confirmer que les règles qui s’appliquaient dans le monde physique s’appliqueraient aussi dans le monde numérique. Il était très important de faire passer le DMCA.
Avec le recul, pensez-vous que les dispositions du DMCA relatives aux « safe harbors », qui permettent aux services numériques d’être protégés contre les risques de contenus illicites sur leurs plateformes, étaient la bonne solution ?
Tout d’abord, ces dispositions ne venaient pas de nous mais du secteur de la technologie. Ils n’auraient jamais laissé passer une législation sur les droits numériques s’ils n’étaient pas certains d’être protégés contre les risques liés aux contenus téléchargés par leurs utilisateurs.
Nous étions en train de négocier avec des sociétés comme AT&T, Verizon, MCI, AOL. Ces entreprises n’étaient pas intéressées par le piratage en tant que modèle économique. Leur objectif n’était pas de monétiser le contenu. Elles voulaient monétiser les flux de data. C’était très différent de l’approche d’une entreprise comme YouTube, qui a créé un modèle économique basé sur le contenu d’autres personnes sans avoir à se procurer de licence. Donc, sur les « safe harbors », nous avons dû nous entendre afin de faire avancer le projet de loi. La question était de savoir comment nous pourrions être sûrs que cette mesure ne serait pas interprétée de manière trop large. Nous avons donc mis en place toutes sortes de restrictions sur son interprétation. Mais les tribunaux ont interprété cela d’une manière très étrange, tout simplement incompatible avec l’historique de la législation sur cette question. Nous avons souffert d’interprétations du DMCA qui sont allées à l’encontre des intentions du Congrès. Les tribunaux ont annulé beaucoup de protections.
Quelques années après votre arrivée à la RIAA, il y a cette rupture majeure appelée Napster. Comment avez-vous perçu Napster à l’époque ?
Napster a vu le jour en 1999. À l’époque, les nouvelles entreprises de technologie nous rendaient visite trois fois par semaine, juste pour nous parler de la manière dont elles allaient sauver l’industrie avec de nouvelles idées révolutionnaires. Mais Napster n’est pas venu nous voir du tout. Ils ne cherchaient pas à obtenir une licence, ils voulaient juste faire ce qu’ils voulaient. Napster est devenu très rapidement un problème très important. Nous avons essayé de discuter avec eux afin d’essayer de les convaincre de passer des licences, car nous recherchions de nouveaux moyens de distribuer de la musique en ligne. Ils ont fondamentalement refusé cette option. Et c’est à ce moment-là que nous avons décidé de les poursuivre en justice.
Ce qui est intéressant à ce sujet, c’est que nous avons obtenu gain de cause. Nous avons clairement établi que ce qu’ils faisaient était une violation de nos droits. Après cela, avec l’arrivée des services de partage de fichiers peer-to-peer décentralisés, nous avons dû reprendre le problème de zéro, car Napster était un système centralisé. Nous avons perdu devant le tribunal fédéral, nous avons perdu devant la cour d’appel, et nous sommes allé jusqu’à la Cour suprême pour établir que ces services étaient en fait illégaux et violaient nos droits. Cela montre simplement que même lorsque vous pensez que vous avez établi une jurisprudence pour protéger les créateurs, certaines technologies vont évoluer, vous obligeant à tout recommencer et à vous battre pour vos droits.
C’est également à cette époque que la RIAA a commencé à poursuivre des utilisateurs pour avoir téléchargé de la musique. Était-ce la bonne façon de faire ?
Essayez de comprendre la situation à laquelle nous étions confrontés à l’époque. Nous avions perdu devant la cour d’appel et la loi du pays stipulait que Kazaa, Grokster et une douzaine de services décentralisés partageant des fichiers en ligne étaient parfaitement légaux, bien que le même tribunal, dans le même avis, ait déclaré que les utilisateurs, eux, étaient en infraction. D’un coté on nous disait que ces services étaient légaux et que nous ne pouvions rien y faire, et de l’autre que les personnes qui utilisaient ces services violaient nos droits. Ainsi, la seule façon pour nous de dire au public que ce qu’il faisait était illégal fut d’engager des poursuites juridiques. Nous savions que nous ne pouvions pas tous les poursuivre, seulement une petite partie, mais cela ferait passer le message. Jamais nous n’aurions pu imaginer à quel point cela allait effectivement faire passer le message !
Ces poursuites ont généré tellement de presse que cela s’est transformé en tempête. Mais cela nous a permis de bien faire passer le message et de créer les conditions d’une discussion entre parents et enfants sur ce qui était bien et mal en matière d’utilisation d’Internet. Cette conversation nationale a été un tournant dans la manière dont les gens se comportaient sur Internet. À l’époque, nous craignions non seulement de perdre une génération, mais l’ensemble des futurs fans de musique qui ne voudraient plus jamais payer pour de la musique. Tout ceci a fait partie d’un dialogue national sur ce qui était juste, équitable, moral et éthique. Je pense que l’industrie avait pris une décision très difficile, mais c’était une décision nécessaire à l’époque pour défendre les créateurs.
Quelques années plus tard, vous êtes également au cœur de la tempête générée par la loi sur la lutte contre le piratage en ligne, le Stop Online Piracy Act, et la loi sur la protection des droits de propriété intellectuelle, le Protect IP Act. La campagne contre ces deux projets de lois n’a-t-elle pas révélé la capacité des sociétés de technologie à faire du lobbying de façon différente ?
L’industrie cinématographique a été davantage aux avant-postes que nous sur ces projets de lois, mais nous soutenions fermement ces initiatives. Le SOPA était une mesure législative très raisonnable qui établissait essentiellement que si vous étiez confrontés à un site pirate établi à l’étranger, et si vous pouviez établir qu’il commettait une violation flagrante de vos droits, vous pouviez à travers une procédure accélérée devant un tribunal obtenir que ce site soit bloqué. Ce genre de choses se fait régulièrement dans des pays du monde entier. Des compromis étaient possibles à l’époque, mais tout le monde n’était pas disposé à les accepter au Congrès. L’industrie de la technologie a alors déclenché cette tempête de messages qui a eu un effet profond sur la géopolitique, car il a mis en évidence la puissance de cette industrie.
À ce moment-là, dans un éditorial du New York Times, vous écrivez : « Le tsunami numérique qui a balayé le Capitole le mois dernier, obligeant le Congrès à mettre de côté une législation visant à lutter contre le piratage en ligne de la musique, des films, des livres et autres œuvres de création américaine, pose des questions sur le fonctionnement du processus démocratique à l’ère numérique ».
Oui. J’ai grandi à une époque où, au sein des informations, on identifiait clairement la différence entre les nouvelles et les opinions, entre ce qui était factuel et ce qui était éditorial. Et dans le cas qui nous concerne, j’ai vu des entreprises comme Google, Wikipedia et Reddit utiliser leur plateforme pour promouvoir essentiellement leurs propres intérêts politiques, sans présenter nécessairement des faits. Considérer les SOPA et PIPA comme de la censure, alors que tout était basé sur un processus judiciaire, me paraissait terriblement injuste. J’estimais par ailleurs qu’une poignée d’entreprises disposant de nombreux utilisateurs semblait concentrer trop de pouvoir. Cela s’est certainement confirmé au cours de la décennie suivante.
En 2011, vous avez succédé à Mitch Bainwol à la direction de la RIAA. Deux personnalités et styles différents. Quel était votre état d’esprit alors ? Et vos objectifs ?
À cette époque, nous commencions à voir les promesses d’un avenir meilleur, avec la croissance des services de musique légaux. Il y avait de nouveaux venus dans cet espace, ainsi que les grandes entreprises de technologie, qui souhaitaient utiliser la musique pour alimenter leurs propres modèles économiques. La conversation avec elles a alors davantage porté sur l’octroi de licences. Nous avions tiré les enseignements des situations crées par les SOPA et PIPA, et voulions faire comprendre à la communauté technologique que nous n’étions pas des fondamentalistes en matière de droit d’auteur. Nous étions simplement des pragmatiques qui essayaient de créer de nouveaux modèles économiques sur un territoire où tout restait encore à explorer. Nous avons donc beaucoup communiqué avec la communauté technologique.
J’ai pris la parole lors de conférences où l’industrie des contenus n’était pas représentée. J’ai rencontré des sociétés de la Silicon Valley pour parler de nos objectifs et je pense que nous avons fait beaucoup de progrès en persuadant ces sociétés que la musique était une bonne chose et que tout le monde voulait la soutenir, même ceux qui n’aimaient pas le droit d’auteur en soi. Notre message était que nous ne voulions ni tenter de limiter les possibilités offertes par Internet ni de censurer Internet. Certains dans la communauté technologique restent dubitatifs sur nos intentions, mais je pense que nous avons beaucoup progressé au fil des années pour changer cette perception, même s’il reste encore du travail à faire.
L’industrie de la musique a également beaucoup changé, passant de six à trois majors. Pensez-vous qu’il est sain de ne compter que trois acteurs principaux et un éventail d’entreprises indépendantes de différentes tailles ?
Il y avait en effet six majors quand j’ai commencé, et il n’en reste que trois, mais nous ne sommes pas passés de six à trois du jour au lendemain. Ce fut progressif, et ces fusions sont le résultat de ce qui se passait dans l’industrie. L’industrie a dû aligner ses coûts sur la réduction de ses revenus. Vous devez vous rappeler que les revenus de l’industrie ont été divisés par deux au cours d’une décennie. Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait eu des fusions pour accroître l’efficacité et rendre les entreprises plus compétitives. Heureusement, la communauté indépendante a toujours été une partie très importante de l’industrie. Le fait qu’il y ait moins de majors n’est pas aussi significatif qu’il n’y paraît, car il existe une très forte communauté de labels indépendants qui signent des artistes qui n’auraient pas nécessairement trouvé leur place en major.
Est-ce que cela n’a pas aussi changé la dynamique au sein de la RIAA et de son conseil d’administration ?
Lorsque vous aviez six entreprises, si quatre ou cinq étaient d’accord sur un sujet, il était fort probable que la sixième suive le mouvement. Quand vous avez trois entreprises, tout le monde a un droit de veto et c’est beaucoup plus difficile. Au début, tout le monde avait le même modèle commercial, qui consistait essentiellement à créer de la musique enregistrée, à la mettre sur un disque et à la vendre. De nos jours, les choses sont plus complexes et les modèles économiques des entreprises sont tels qu’il existe de multiples façons de conduire vos affaires. Comme tout est plus complexe, le type de questions sur lesquelles les majors peuvent être en désaccord est beaucoup plus important qu’il ne l’était auparavant. Le consensus est donc parfois plus difficile à trouver, car les opinions sont plus divergentes.
Selon vous, à quoi sert la RIAA aujourd’hui ? L’industrie pourrait-elle s’en passer ?
Si la RIAA n’avait pas été aussi impliquée, aurions-nous le droit de négocier avec Spotify, Amazon et Apple pour les services d’abonnement à la demande ? Je ne le pense pas, car aucune entreprise individuellement ne s’attaquerait au problème du secteur. C’est la raison pour laquelle les organisations professionnelles existent, car il y a des intérêts communs et il est logique que tout le monde se réunisse pour faire avancer les choses. Il reste une longue liste de tâches à accomplir. Par exemple, quelles sont les normes en matière d’inclusion de métadonnées dans les fichiers musicaux afin que Alexa, Google Home et les appareils connectés d’Apple sachent interpréter une question et y répondre avec précision ? Que devrait-on faire pour lutter contre les nouveaux modes de piratage ? Que faut-il faire pour résoudre les nouveaux problèmes liés aux licences ? Qui va défendre les intérêts de l’industrie devant le Copyright Office ? Ou qui se portera partie civile dans un litige pour établir nos droits ? Les besoins sont toujours aussi importants et je dirais même le sont encore plus maintenant, compte tenu de l’évolution du marché et des technologies. Ils justifient l’existence d’une organisation professionnelle qui travaille pour tout le monde – artistes, labels et autres segments de l’industrie – afin d’assurer que la musique continue d’être protégée.
Au Midem 2018, vous avez prononcé un discours axé sur les enseignements que vous avez tirés de toutes ces années à la RIAA. Quels sont-ils ?
L’une des choses les plus importantes, et probablement la plus importante, est de toujours avoir une longueur d’avance. Deuxièmement : identifiez les zones à risques dans la protection de vos droits avant que quiconque ne s’en rende compte et les exploite et, le cas échéant, faites adopter une législation qui couvrirait ce point afin que votre avenir ne soit pas mis en péril. Troisièmement : créez une communauté musicale unifiée, car une communauté musicale unifiée puissante a un sens à la fois économiquement et politiquement. Franchement, il est préférable de travailler avec vos collègues de l’industrie de la musique lorsque vous avez des ennemis communs tels que YouTube. Quatrièmement : ne comptez pas sur le Gouvernement pour régler vos problèmes, car cela prendra trop de temps et pourrait ne jamais aboutir.
De votre point de vue, en tant qu’Américain ayant dirigé une organisation américaine, comment percevez-vous le marché français et la façon dont l’industrie interagit avec les décideurs politiques ?
C’est un monde différent, n’est-ce pas ? Ce que j’ai toujours admiré en France, c’est à quel point le Gouvernement se soucie de sa culture et de sa communauté créative. Nous sommes toujours heureux du soutien que nous recevons au Congrès pour les créateurs, mais il n’a rien à voir avec le soutien qu’ils reçoivent en France. La notion selon laquelle le Gouvernement français défend toujours l’importance de la culture et de la créativité contribue à faire de la France un pays différent de tous les autres pays du monde.
Qu’allez-vous faire, maintenant que vous n’avez plus aucun mandat ?
J’ai l’intention de reprendre les cours et de faire l’expérience de ce qu’est réellement la retraite, de me lever le matin sans obligations. Ensuite, je verrai si je m’ennuie et si je veux reprendre quelque activité dans le secteur privé.